Un interprète est-il un artiste?
Si on définit l'artiste par la création, on peut se demander si l'interprète est bien un artiste. Crée-t-il quelque chose ? Le musicien, le comédien, le danseur, ne font qu'interpréter les oeuvres d'autres artistes. Ils ne sont pas les auteurs de la partition, du texte, de la chorégraphie. Les artistes véritables, les créateurs, seraient donc les compositeurs, écrivains et chorégraphes ?
Pourtant, ces oeuvres n'auraient aucune existence possible sans les interprètes, ce sont eux qui font passer l'oeuvre à l'existence, qui la réalisent, l'actualisent. Or leur manière de l'actualiser, de la rendre effective, leur est propre, n'appartient qu'à eux - et une fois en scène on peut supposer que l'oeuvre leur appartient presque davantage qu'à l'auteur.
Interpréter c'est en effet donner du sens, prêter une signification à une chose. On peut donc admettre que les interprètes participent de la création des oeuvres en ce qu'ils en proposent une lecture propre. Et en effet, si on prête attention aux différentes interprétations d'une même oeuvre, on se rend très vite compte qu'elles transforment l'oeuvre. Une même partition n'est pas jouée de la même manière par des musiciens différents, voire par le même musicien à des moments différents de sa carrière. C'est donc presque une autre oeuvre qu'on entend quand on écoute différentes interprétations d'une même partition.
Nous pouvons en déduire plusieurs choses :
- d'une part, qu'une oeuvre est toujours vivante, qu'elle prend différents sens selon les interprètes, selon les techniques, les styles (ce qui est difficile à distinguer), selon l'histoire assimilée par les hommes. On ne joue certainement plus Bach de la même manière qu'au 18ème siècle, on ne danse plus les ballets romantiques comme à leur origine, parce qu'on n'y projette plus la même chose. Les oeuvres vivent donc dans le temps et dans l'histoire.
- d'autre part, nous pouvons voir que le travail d'interpétation d'une oeuvre est presque un travail de création : interpréter c'est recommencer tout depuis une nouvelle origine, celle de son époque, de son style, de sa technique, de sa culture artistique. C'est recommencer tout mais en conservant ce qui est originel dans l'oeuvre : une partition, un texte, un ensemble de pas, qui sont inchangés et fixes.
Nous pouvons donc penser que les oeuvres, même si elles restent, ont une histoire. Elles sont comme la sédimentation d'un passé qui est sans cesse renouvelé. L'oeuvre ne serait donc jamais achevée, mais toujours ouverte sur une histoire, une interprétation, une reviviscence, qu'il est impossible de prévoir.
Prenons l'exemple de quatre interprétations différentes d'une même variation de l 'acte 3 du ballet Raymonda, variation dite "la claque".
En dehors de l'évidente différence entre ces quatre danseuses, nous pouvons reconnaître aussi une différence dans le style propre à chaque technique et à chaque école, c'est-à-dire à chaque compréhension de l'histoire de la danse.
Les deux premières sont Russes, issues, pour la première de l'école du Bolchoï, pour la seconde de celle du Marinsky. Elles proposent toutes deux une interprétation très différente, malgré leur communauté de style et d'école. La première est calme, noble mais conserve sous son calme une dimension exotique et un peu sauvage à la danse.
La seconde est très lyrique, romantique et fait de Raymonda une jeune fille timide et sentimentale. Tout l'aspect un peu dur de la variation est gommé, il n'y a même plus de "claque".
Les deux dernières sont françaises, toutes deux issues de l'école de l'opéra de Paris, foncièrement différente en technique et en style des écoles russes. Elles accentuent la claque et donnent une version plus dure, plus sauvage, plus énergique de Raymonda. Sylvie Guillem brille par sa vivacité, son brio et son interprétation fougueuse. Sarah Kora Dayanova insiste sur la nuance entre la vivacité et la suavité, la sensualité. Sa danse se construit autour de la nuance.
Maria Alexandrovna (Bolchoï) lors d'une tournée en France à l'opéra de Paris :
Svetlana Zakharova (Bolchoï, élève du Marinsky) :
Sylvie Guillem (formée à l'Opéra de Paris) :